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L’inspecteur Crespo régla son poste sur Radio Cooperativa juste au moment où le bulletin météo annonçait une prolongation du front pluvieux pendant les prochaines quarante-huit heures. La région métropolitaine était en état d’alerte, craignant les inondations : il était conseillé de ne pas s’approcher du bord des canaux, et on annonçait que les écoles seraient fermées le lendemain.

— Eh bien si ça profite à quelqu’un, tant mieux, murmura-t-il.

— On tourne depuis plus d’une heure. Vous n’avez pas faim, inspecteur ? demanda sa coéquipière.

Depuis qu’ils avaient quitté Concepción García, ils avaient roulé à trente à l’heure. Les rues vides, inondées sous l’averse persistante, et la tiédeur accueillante de la voiture de patrouille invitaient à l’indolence, pourtant ils restaient attentifs. Ils avaient arrêté trois hommes pressés, l’inspecteur en avait immédiatement écarté un, lui trouvant une tête de célibataire, un détail incompréhensible pour son assistante, et les deux autres avaient donné des réponses satisfaisantes.

— Prends la rue Santa Rosa, en direction du sud. Tu connais Le Cochon Mignon ?

Il était minuit quand ils entrèrent dans le vieux restaurant de la Gran Avenida où quelques clients dînaient en regardant la télé. Ils s’installèrent à une table, loin de l’appareil.

Le patron les accueillit d’un :

— Inspecteur Crespo, quel honneur !

— Sers-nous deux jambonneaux avec de la purée, beaucoup de sauce piquante et un peu de moutarde allemande.

— Et du thé bien chaud, s’il vous plaît, demanda la jeune femme.

L’inspecteur grattait sa barbe de deux jours, un geste habituel pour accompagner ses réflexions.

— Je n’aime pas que ce type se balade avec un revolver, et encore moins que Pedrito soit sorti armé. Qu’est-ce qu’il mijotait ? Où allait-il ? Dans quel but ?

— J’ai l’impression que vous le connaissiez bien et que vous le trouviez sympathique.

— C’était un loup solitaire, un outsider, comme on les appelle aujourd’hui, Adelita. Ses parents sont morts dans un accident quand il avait deux ans et il a été élevé par son grand-père, un anarchiste, celui-là même qui, avec Buenaventura Durruti, Gregorio Jover et Francisco Ascaso, a dévalisé la Banque du Chili en 1925. Le vieux lui a inculqué la rigueur morale des anarchistes et lui a donné des leçons de clandestinité comme jamais personne n’en avait reçu au Chili. Mange, c’est du porcelet à peine sevré, mange pendant que je te raconte comment je l’ai connu.

La jeune femme coupa un morceau de jambonneau, le tartina de moutarde et le mit dans sa bouche. La viande était tendre, parfumée par le céleri et le laurier de la sauce.

— En 1969, je suis sorti de l’école de police et j’ai commencé à travailler à la direction générale. En mai de l’année suivante, l’infanterie de marine a attaqué un soi-disant camp d’entraînement à la guérilla dans le Sud, en territoire mapuche. L’endroit s’appelait Chaihuín, un trou perdu au milieu des montagnes, des rivières qui se jettent dans le Pacifique, du brouillard éternel et du froid. La marine n’avait pas à s’en mêler, c’était l’affaire de la police, on vivait dans un état de droit, la police dépendait du ministère de l’Intérieur mais l’infanterie de marine s’est peinturluré le visage et a attaqué.

Il s’agissait d’une poignée de jeunes socialistes, des étudiants pour la plupart, qui s’initiaient au maniement des armes et aux techniques de la guérilla. Une fusillade a eu lieu et tout aurait pu se terminer avec la reddition des apprentis guérilleros, mais ça ne s’est pas passé comme ça car l’infanterie de marine avait l’ordre précis d’assassiner et de faire disparaître l’un d’entre eux. Il s’appelait Kiko Barraza ; il était promis à un brillant avenir comme cadet de l’école navale, mais avait préféré déserter et rejoindre cette hypothétique guérilla. C’était un déserteur, Adelita, et l’école navale chilienne, formée à une discipline anglaise ridicule, ne pardonne pas aux déserteurs. Et il y avait autre chose. L’école navale était fréquentée par des fils de riches appartenant à une élite sociale appelée à sillonner toutes les mers du monde sur La Esmeralda et à effectuer de longues croisières aux frais du Trésor public. Un enfant des classes moyennes s’était rarement glissé dans leurs rangs, et encore moins s’il n’était pas blond aux yeux bleus et n’avait pas d’officier de marine dans ses ancêtres. Pour je ne sais quelle raison bizarre, Kiko Barraza était entré à l’école navale, remarquable marin, on le surnommait l’Indien mais il s’en moquait. Il avait une forte musculature, mesurait un mètre quatre-vingts, était le premier à grimper sur la hune et connaissait la mer comme sa poche. De plus, c’était un poète, offense suprême pour la virilité des Nelson sud-américains. Ils l’ont fait disparaître. On ne l’a jamais retrouvé et, comme on était seulement à quatre mois des élections présidentielles, l’affaire a été classée sans la moindre enquête préalable pour savoir ce qui s’était passé.

Deux semaines après les faits, plus personne n’en parlait car l’effervescence de la campagne électorale occupait tous les esprits. Allende avait de sérieuses chances de gagner et la droite était non seulement hystérique mais divisée. Un jour pourtant, à la sortie du commissariat, un homme s’est approché de moi et m’a dit : “Salut, poulet, je veux te parler.”

Je ne l’ai jamais oublié car j’ai failli quitter la police à la suite de cette rencontre. Ma culture, Adelita, est celle d’un lecteur de romans policiers où la loi gagne toujours, ou bien, s’il faut la violer, c’est dans l’intérêt des honnêtes gens. J’ai fait semblant de ne pas avoir entendu “poulet” car, aujourd’hui, ça ne dérange plus aucun inspecteur de police et je lui ai demandé ce qu’il voulait. Il désirait savoir qui s’occupait de l’enquête sur la disparition de Kiko Barraza et je lui ai répondu : “Personne car, suivant des ordres venus d’en haut, le dossier a été classé.”

Ils l’ont pris vivant et ils l’ont assassiné”, m’a-t-il dit en me regardant droit dans les yeux.

Je lui ai demandé comment il le savait et sa réponse a été d’un naturel déconcertant : “Parce que j’étais avec lui et que j’ai tout vu. J’ai des preuves, des témoins, je peux identifier les officiers responsables de son exécution. Alors, poulet, tu tentes le coup, oui ou non ?”

J’étais un simple inspecteur, inexpérimenté, et je le lui ai dit.

“Alors, tu ne peux rien faire. Écoute, poulet, je pense que tu ne me crois pas. C’est pas grave, on va récupérer les armes que les assassins de Kiko ont emportées et on le fera de manière spectaculaire. Si, en ce moment, l’idée de m’arrêter te passe par la tête, tu perds ton temps, poulet. Je ne laisse pas de traces et notre conversation n’a aucun témoin. Encore une chose, poulet, les gars de Chaihuín voulaient apprendre à se battre pour être libres, comme tous les gens qui vont s’impliquer à fond pour la victoire d’Allende. Ils veulent être libres. Moi, je ne suis pas comme eux, poulet. Je me bats pour ne pas oublier que je suis un homme libre.”

Comme tu peux l’imaginer, Adelita, je n’ai informé aucun de mes supérieurs de cette conversation avec Pedrito. Je me suis longuement demandé pourquoi il m’avait choisi pour chercher de l’aide et je n’ai jamais trouvé de réponse.

Une semaine plus tard, à huit heures du matin, les sirènes ont retenti. Il s’agissait d’un vol spectaculaire commis dans l’Armurerie italienne. On s’est précipités, armés, équipés de gilets pare-balles et appuyés par un hélicoptère car personne ne savait si les voleurs se trouvaient encore à l’intérieur. Dans le jargon de la gauche, on appelle cette affaire le Merveilleux Dispositif. Le vol avait été perpétré par le commando Pedro Lenín Valenzuela, du nom d’un jeune homme, presque un enfant, qui deux ans plus tôt avait essayé de s’emparer d’un avion de la compagnie Lan Chile posé sur la piste pour l’emmener à Cuba. Le garçon était mort, criblé de balles dans la carlingue. Personne n’avait tenté de parlementer : dans notre métier il y a toujours eu beaucoup de psychopathes à la gâchette facile.

Une fois dans l’armurerie, nous n’avons trouvé qu’une note du commando dans laquelle ils disaient qu’ils récupéraient les armes saisies à Chaihuín et demandaient justice pour Kiko Barraza. Par-dessus le marché, nous avions des dizaines de témoins dont les déclarations rendaient le vol encore plus spectaculaire.

Deux membres du commando avaient logé dans une pension proche de l’armurerie. Après avoir réuni les pensionnaires dans une salle, ils avaient fait entrer d’autres jeunes gens et s’étaient divisés en deux groupes : l’un pour ouvrir une brèche dans le mur et pénétrer dans l’armurerie, l’autre pour s’occuper des pensionnaires. Tout le monde était d’accord pour dire qu’ils étaient jeunes, bien élevés, sympathiques et n’avaient jamais fait preuve de violence. Parmi les pensionnaires il y avait un couple dont le nouveau-né n’arrêtait pas de pleurer. Cela attira l’attention de l’un des jeunes gens, il leur dit qu’il était étudiant en médecine et leur demanda de lui permettre d’examiner le bébé. Il diagnostiqua une infection bronchorespiratoire et il voulut savoir d’où étaient les parents : ils étaient de Lota, l’enfant avait donc respiré trop de poussière de charbon. Par talkie-walkie ils demandèrent une aide extérieure pour se rendre dans une pharmacie de garde et acheter les médicaments prescrits par l’étudiant en médecine. Pour une raison étrange, les talkies-walkies utilisaient la fréquence des voitures de patrouille et plusieurs collègues entendirent les instructions nécessaires à la préparation des biberons. Une vingtaine de jeunes gens ou davantage, on ne l’a jamais su exactement, avaient participé à ce vol et d’après les rares choses découvertes peu à peu, on sait par exemple qu’un de nos illustres écrivains les a aidés de l’extérieur : il faisait le guet en collant des affiches pour le dentifrice Odontine sur les murs proches de l’armurerie.

Le casse de l’Armurerie italienne a été spectaculaire et on est passés pour de pauvres cons, Adelita. On n’a jamais pu établir le nombre et le type des armes volées car les propriétaires ont refusé de fournir un inventaire et de donner des informations sur leur provenance.

Deux ou trois jours après l’affaire j’ai de nouveau rencontré Pedrito. Il m’attendait derrière le poste de police, assis sur les marches de la prison. De là, il m’a fait signe d’approcher.

“Alors, poulet, tu tentes le coup oui ou non ?”

Je n’ai pas su quoi répondre. J’aurais pu l’arrêter, le menotter, l’emmener dans les sous-sols où Arturo Godoy, un crétin, ex-champion poids lourds, prêtait ses bons offices et obtenait des aveux à grands coups de poing. Mais cet homme ne laissait pas de traces, Adelita, c’était une ombre.

Je n’ai rien fait, je me suis seulement demandé pourquoi j’aimais être inspecteur de police.

“C’est pas grave, poulet, je veux seulement te demander de réfléchir à quelque chose : les gars ne veulent pas la violence mais ils sont prêts à répondre. Sois intègre. Ciao, poulet.”

Je l’ai écouté, je suppose. Cette année je prends ma retraite avec une pension de merde, comme tous les poulets intègres. Ne me laisse pas parler autant, Adelita. Tu ne vois pas que mon jambonneau a refroidi ?

— Demandez-en un autre. J’aime vous écouter car vous réfléchissez tout en parlant. Alors, inspecteur ?

— Pedrito avec un flingue, ça ne colle pas, il n’a jamais été violent. Et nous savons bien peu de choses sur le mari et son revolver.